Où Artémisia peut enfin manger…
La cuisine était grande et spacieuse, sobre, point décorée si ce n’est de tous les ustensiles qu’on puisse imaginer. Les cuivres étincelaient, les plats d’argent luisaient. Hélix ne laissait jamais personne partir de la cuisine sans qu’elle soit propre.
La cheminée pouvait accueillir un bœuf entier à rôtir. Le four à pain n’était pas loin. Tout était pensé pour préparer ici des festins.
Mais aujourd’hui, Hélix avait installé un fauteuil confortable près du feu qui chantait de toutes ses hautes flammes. Elle avait posé une tablette de bois en travers des bras du fauteuil. Elle s’occupait de Sa Dame comme si Artémisia était une enfançon perdue et bien fragile.
Et Artémisia se laissait faire, vaincue de tant d’amour et de gentillesse.
Elle sentit bien avant qu’elle ne vit le brouet préparé par Hélix. À peine l’arôme du mets parvint-il à ses narines qu’une faim incroyable lui broya les entrailles. Manger, elle ne pensait plus qu’à cela. Elle poussa la tablette, s’assit à toute vitesse, rabattit la tablette et attrapa brusquement son écuelle et une cuiller qu’elle plongea aussi sec dans le brouet.
- Hé, doucement, Ma Dame ! Doucement ! Z’avez rien mangé de bin solide depuis des lunes… Faut pas aller vous rend’malade… faut y aller doucement… Vramy, manquerait plus que vous calenchiez à c’t’heure ! Faire un si long voyage et revenir saine et sauve et calencher d’un brouet de la pauv’Hélix… Messire serait furieux… pour sûr ! Allez, doucement, une cuillère… là… on respire… doucement… une autre cuillère…
Savez pas qui qu’m’a apporté cette recette ? c’est votre amie, elle s’appelle… Brisby… elle est passée l’aut’jour me donner ça : le brouet d’agneau. Elle l’appelle Héricot… moi j’dis brouet, c’est tout comme… Ça fait bin longtemps que je sais l’faire, mais j’y ai rien dit… l’est si gentille, c’te petite… mais la r’cette est bin faite, pour sûr…
Artémisia se laissa bercer par le bavardage d’Hélix et obéissait gentiment à ses conseils. Elle avalait une cuillérée, écoutait, souriait, puis une autre cuillérée… Si elle s’était écoutée, elle aurait tout mangé en une gorgée. C’était chaud et bien relevé, tout comme elle aimait…
- J’ai bin tout fait comme elle a dit, pour sûr… j’ai dépecé la chair par petites pièces et mis à bouillir à l’eau pis je l’ai mise à revenir avec le lard… mmm… ça sentait bon…j’y ai mis les oignons… et encore le bouillon de viande… pis les herbes que vous aimez, Ma Dame, du macis, du persil, de la sauge et de l’hysope… heureusement qu’on vous a au domaine… ici y manque jamais d’herbes ni de simples… c’est pas comme dans d’autres maisons… et pis, Ma Dame, j’ai ajouté du sucre, pour vous r’faire une santé, parce que vous en avez bin besoin, toute pâle et menue que vous êtes… Allez, pis faut me boire ce bon vin de pays qui s’en va vous r’donner des couleurs, c’est le vin de Messire, ça peut que vous faire du bien…
Finalement, Artémisia, qui croyait avoir grand déplaisir à entendre parler de Messire, souriait à chaque fois qu’Hélix prononçait ce nom… Elle sentait bien qu’elle dodelinait de la tête, une fois le vin bu… Ce vin était un pur délice, juste relevé comme il faut… doux, ferme et épicé, tout le portrait de Messire… Elle se mit à rougir d’avoir osé telle comparaison…
Mais déjà Hélix devinant la grande fatigue de sa maîtresse frappait dans ses mains pour appeler deux femmes qui l’aidèrent à porter Artémisia jusqu’à sa couche.